L’agriculture a-t-elle toujours été productiviste ?
Malgré le développement d’alternatives, une partie significative du modèle agricole français demeure aujourd’hui productiviste. Décrite par certains acteurs comme essentielle à la sécurité alimentaire française, décriée par d’autres pour son fort impact sur les écosystèmes, cette organisation du travail agraire génère un fort mécontentement chez les exploitants agricoles à l’instar du mouvement de révolte de janvier 2024. Dès lors, comment ce système de production agricole est-il advenu ?
Rechercher l’amélioration constante de la productivité du travail. Telle est la logique du productivisme. Appliquée à l’agriculture, cette organisation du travail aujourd’hui adossée à une économie de marché mondialisée inscrit les productions alimentaires françaises dans une logique de rentabilité de plus en plus pressante. Les exploitations agricoles régies par ce modèle adoptent ainsi des pratiques telles que la monoculture, c’est-à-dire la spécialisation dans la culture d’une seule espèce végétale sur une même parcelle de grande taille pendant plusieurs années. D’impressionnantes machines agricoles sont alors nécessaires pour couvrir ces superficies et l’utilisation de pesticides ou d’engrais, appelés intrants, se normalise.
Des usages aujourd’hui controversés et inhérents à ce modèle agricole dont la mise en concurrence des productions est défavorable aux exploitations de taille plus modeste. Pris en étau par l’augmentation du coût des matières premières d’une part, mais aussi par la baisse constante du prix d’achat de leurs productions, les agriculteurs ont massivement manifesté leur colère lors du mouvement de révolte du mois de janvier 2024. Une situation complexe que Joaquim Vergès, doctorant en histoire du droit à l’institut de recherches Montesquieu (IRM – université de Bordeaux) étudie en questionnant la modernisation du droit liée aux transformations technologiques contemporaines afin d’en esquisser la genèse.
Un constat qui s’inscrit dans une continuité historique
C’est avec les bouleversements majeurs du 18e siècle, tels que l’apparition de la machine à vapeur, la Révolution française ou le développement du capitalisme économique, que s’installent les prémices d’un changement de paradigme agricole. L’appareil institutionnel français dispose alors d’un ensemble d’écoles d’ingénieurs d’État qui permettent de maîtriser le déploiement de ces nouvelles techniques en centralisant en son sein cette nouvelle culture scientifique. À cette époque, une grande part de la population française, encore paysanne, fonctionne avec un système économique dit de subsistance. Ancrée dans des pratiques ancestrales, elle produit elle-même les denrées alimentaires consommées et le commerce opère via le troc et l’échange. Une culture ancestrale, dont la transmission se fait par l’oralité et par l’habitude, à laquelle se heurte un nouveau corps social désireux de progrès technique : les ingénieurs.
Le siècle des idées, puis celui des lois
Un travail de promotion d’une agriculture moderne se met alors en place au 19ème siècle et donnera naissance à des revues imprimées telles que le Journal d’agriculture pratique avec son premier numéro paru en 1837. Rédigés par des personnes issues de différents corps de métiers, ces écrits témoignent d’une bataille culturelle et constituent l’objet d’étude du doctorant en histoire du droit. « Les contributions des ingénieurs m’intéressent particulièrement. Ils ne se cantonnent pas à leur expertise technique et offrent leurs regards sur de nombreux autres domaines. Par exemple, tout un argumentaire est développé autour de la nécessité d’une réforme du droit de propriété individuelle qu’ils considéraient alors comme un frein majeur au progrès technique. Je suis frappé, au fil de mes lectures, par leur véritable éclectisme ! », s’exclame Joaquim Vergès.
Un travail de légitimation qui portera ses fruits, suite aux déplacements massifs de populations en direction des foyers urbains et leurs industries durant la seconde partie du 19ème siècle. Une succession de lois en faveur d’une mécanisation du secteur agricole sera adoptée au fil du 20ème siècle, avec pour objectif annoncé de répondre à l’impératif de production malgré la pénurie de main d’œuvre. Une consécration par le droit qui aboutira en 1962 à la mise en place à l’échelle de l’Union européenne de la Politique agricole commune (PAC) dont l’un des artisans sera le ministre de l’Agriculture de l’époque Edgard Pisani. Une loi encore aujourd’hui au cœur des débats publics qui s’inscrit dans un continuum historique : « À travers l’exemple de la modernisation de l’agriculture, j’estime que le droit peut être considéré comme une arme, au sens de la sociologue Liora Israël. Animés par la volonté de bâtir une société sur de nouvelles bases, des individus ont alors plaidé en faveur d’une évolution du droit vers davantage de rationalité et de prévisibilité, bien que la vie paysanne de l’époque suivait le rythme des saisons », analyse le jeune historien du droit.
Théophile Massat