Effectuer une mesure est encore politique
Le Système international d’unités repose sur sept grandeurs fondamentales que sont la longueur mesurée en mètre, la masse en kilogramme, le temps en seconde, la température en kelvin, la quantité de matière en mole, le courant électrique en ampère et l’intensité lumineuse en candela. Toutes les autres grandeurs et unités associées en dérivent. Il n’en a pas toujours été ainsi.
Les premières traces d’écritures sont aussi les premières traces de mesures. Pour administrer un territoire, il faut pouvoir compter les populations, les troupeaux, mesurer les champs et communiquer ses résultats sur de longues distances. Mais il faut imaginer un monde où chaque pays, parfois même chaque village, chaque type de profession ont leur propre système de mesures. Et chaque conversion apporte son lot d’approximations et d’erreurs.
Sous le règne de Louis XVI (18e siècle), on compte plus de 800 unités de longueur en France. Nadine de Courtenay, chercheuse au laboratoire SPHERE (Sciences, Philosophie, Histoire) à Paris et spécialiste de l’histoire de la mesure, précise que le « tournant capital » vient avec la Révolution Française, car « les mesures jusqu’alors liées à la question administrative deviennent scientifiques. » Et politiques.
Rêver d’universalisme
L’idée est de fonder des étalons et une mesure internationale qui soit acceptée partout. On simplifie ainsi à la fois les échanges commerciaux et les échanges entre scientifiques. En 1792, les astronomes et mathématiciens français Pierre François André Méchain et Jean-Baptiste-Joseph Delambre sont dépêchés pour déterminer, à l’aide du méridien de Paris, un nouvel étalon de longueur : le mètre. Un étalon de référence en platine d’un mètre de long est créé puis déposé au pavillon de Breteuil à Sèvres (Hauts-de-Seine).
Dans cette volonté d’unifier et d’universaliser les mesures, il est proposé que l’unité de masse corresponde à la masse d’un volume d’eau contenu dans un cube dont le côté mesure un décimètre. Un cylindre de platine iridié a défini le kilogramme de 1889, et ce jusqu’en 2019. Il faut un système cohérent de mesures, liées les unes aux autres. Dans cette lancée, on cherche même à « décimaliser le temps en proposant des heures et minutes décimales. Cependant, ce projet est abandonné au profit du système sexagésimal mésopotamien (datant d’environ 3000 avant J.-C.), qui divise le temps en base 60, comme pour les cercles », explique Nadine de Courtenay.
La mode de la mesure
Le système ainsi mis en place prend véritablement son essor au 19e siècle. Auparavant, la validation de résultats scientifiques par des pairs n’est pas complètement contrôlable : il est difficile de communiquer et d’assurer la fiabilité des résultats. La géométrie et les proportions sont largement utilisées pour expliquer les résultats.
Ce changement permet le développement des mathématiques. On voit apparaître les équations et les premières constantes physiques. Par exemple, on peut reconnaître dans les travaux de Newton (17e siècle, Angleterre) ou de Cavendish (18e siècle, Angleterre) la constante gravitationnelle. Cet essor profite aussi aux sciences humaines et sociales.
En psychologie, Gustav Fechner (19e siècle, Allemagne) propose une loi qui relie le stimulus (une lumière par exemple) et l’intensité de la sensation (sur l’œil) ressentie par un patient. On cherche à tout mesurer, tout comparer. La mesure des crânes humains apparaît alors pour prouver la supposée supériorité de l’homme sur la femme ou d’une population sur une autre.
Constantes de l’Univers
Les unités de mesure dépendent donc d’étalon physique ou d’un prototype matériel. Cet étalon est soumis aux aléas du temps, de la météo, des conditions de conservation. Les scientifiques ont donc continué de mesurer et de chercher les meilleures définitions possibles pour toutes ces grandeurs.
Il a été ainsi décidé de définir le mètre, le kilogramme et les autres grandeurs à partir des constantes physiques de l’Univers. En 1983, le mètre est défini via la vitesse de la lumière dans le vide (299 792 458 m/s). En 2018, un bouleversement majeur a lieu dans les définitions des unités car quatre grandeurs ont vu leur définition évoluer : l’intensité électrique via la charge électrique d’un électron, la masse via la constante de Planck, pour la quantité de matière la constante d’Avogadro et pour la température la constante de Boltzmann.
Il y a plusieurs avantages : on assure ainsi que notre compréhension du monde est cohérente avec le système développé et on peut raffiner les mesures et les comparer entre les différentes équipes de recherche. Nadine de Courtenay confirme : « Les valeurs des constantes sont ainsi recalculées tous les quatre ans. » Elle note que « ce sont des considérations subtiles, et cela nécessite beaucoup de travail. Il existe encore des controverses sur les unités et leur nécessité, leur commodité ». Les métrologues ont encore de beaux jours devant eux. « La seconde n’a pas été redéfinie récemment, les travaux ne sont pas finalisés », conclut la spécialiste.
Judith Bourguille